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VOUS POUVEZ NOUS JOUER LA MER ?

Entre Jazz et Java, le parcours de l'Original Jazzy Trio.
Samedi, 09 janvier 1993

Vous pouvez nous jouer « La Mer » ?

Telle est la question récurrente, posée inlassablement à chacune des pauses des concerts de l’orchestre de jazz traditionnel neuchâtelois, The VDR Hairy Stompers.

Formulée de la sorte, la requête pourrait passer pour un outrage à la musique de la Nouvelle Orléans et aux huit musiciens présents sur scène. Or il n’en est rien. On peut aimer Charles Trenet et Errol Garner, chanter la Mer le matin sous la douche et siffler Misty au volant de sa voiture.

Ainsi, à la question de savoir « …si vous pouvez jouer La Mer », trois des huit jazzmen vont y répondre à leur manière, en créant une petite formation et en y inscrivant les deux partitions citées plus haut à son répertoire. Jazz et chansons françaises. Ce Trio se produira en concerts privés essentiellement, dans la région, dans les stations de nos Alpes, en France voisine.

Nous sommes en automne de l’année 1993, Thomas Viana, Jean-Bernard Siegfried et Philippe Silacci, respectivement pianiste et chanteur, contrebassiste, batteur donnent le premier concert de l’Original Jazzy Trio.

Entre Jazz et Java !

Le Trio se taille très vite une réputation de polyvalence, alternant chansons françaises et middle jazz, un assemblage qui convainc plus d’un organisateur de festivals, anniversaires, ou soirées privées. Les musiciens ont un passé, des références qui sont à même de répondre aux attentes de leur nouveau public.

En termes de références, celles affichées par Thomas Viana donnent à elles seules le la de la qualité musicale du Trio. Musicien formé à l’école de la marine nationale française, à bord de l’ancienne « Jeanne d’Arc », avec laquelle il a fait deux fois le tour du monde, puis pianiste professionnel, il a au compteur plusieurs centaines de concerts qui lui ont enseigné toutes les ficelles de ce dur métier. La musique, il connaît.

Jean-Bernard Siegfried, décédé en 2014, possédait le métier que lui ont enseigné près de quarante années de scène, à La Chaux-de-Fonds. Quant à Philippe Silacci, musicien autodidacte, il s’est initié au R&B des Stones des années 60, puis au son du jazz traditionnel de la Nouvelle Orléans, pour ensuite se fondre délicieusement dans les mélodies de Salvador, ou celles du Duke.

L’Original Jazzy Trio s’est produit au cours d’une centaine de concerts entre 1994 et 1998. Ses thèmes favoris sont consignés sur une cassette audio, « C’est si Bon ! » enregistrée le 10 mars 1995, dont il reste aujourd’hui quelques rares exemplaires collectors en circulation.

Séance d'enregistrement: à la console Yves Boil. La session du 10 mars 1995, enregistrée à Chézard-Saint-Martin, au sous-sol de l'ancienne Maison de Commune.

Tempête en Méditerranée !

L’incident a lieu au beau milieu d’une traversée à priori sans histoire, au cours de laquelle, contre tout attente, les éléments naturels se sont tout à coup déchaînés avec une rare violence.

Nous sommes le 28 mai 1994. Depuis quelques heures, l’OJT déroule son répertoire dans le confort très cosy du Restaurant de la Tour, à la Tour de Trême, tenu par le Chef étoilé Grisoni. On est au fromage pour les uns, déjà au Brandy pour les autres. La soirée s’écoule, douce, paisible, les hôtes encore sous le charme des parfums délicats de la chair d’un malheureux chevreuil, dont le seul défaut fut de se trouver au bout du mauvais fusil au mauvais moment.

« Bien évidement Madame, c’est avec plaisir que nous vous jouerons La Mer ! » promet le pianiste Thomas Viana, le verbe précieux, petite courbette japonaise en prime et les trois doigts piqués sur le pli de son frac.

Contrairement à ce que prétend le chanteur Renaud, dans notre cas c’est le Jazzy Trio qui prend La Mer. Une interprétation brillante, chaloupée, que Trenet lui-même aurait bien volontiers signée. Ce thème, ce monument de la chanson française, Thomas Viana le pianiste l’a joué mille fois, en connaît chaque accord, chaque note, chaque silence. Ça ne suffira pas, ce qui devait arriver, hélas arriva.

Après le premier couplet, en virant sous le vent, les mains et les pieds du pianiste s’encanaillent dans le gréement et c’est la bourde. Un vol de canards sauvages traverse bruyamment le bleu immaculé de la Méditerranée.

Métier oblige, il ne faut que quelques secondes pour que le soliste ne reprenne la barre et ne rétablisse l’assiette du Trio. L’orage est passé. Au retour au port, le public, indulgent, applaudit tout de même cette Mer capricieuse et agitée. Thomas Viana remercie, le rose aux joues, alors que son contrebassiste, en se retournant, glisse dans l’oreille du batteur : « T’as entendu ? Il s’est ramassé une vague en pleine gueule ! »

Le micro était ouvert. Les convives en rient encore !

Syncope !

Le parcours de l’Original Jazzy Trio est jalonné d’aventures, d’anecdotes, parfois insignifiantes, souvent cocasses, rarement dramatiques. C’est pourtant dans cette troisième catégorie que la formation va vivre l’un des temps forts de ses nombreuses prestations.

Le Trio s’est installé sur le podium monté dans la salle à manger d’un grand hôtel de Crans s/Sierre, pour y accompagner un dîner anniversaire. L’intéressée, une aïeule apparament peu affectée par son âge pourtant très avancé, est installée en bout de table, entourée de plusieurs générations de brus, de gendres attentionnés, une main sur le cœur et l’autre sur le curseur de la calculette !

L’une des qualités du Trio, enseignées par les années de piano-bar de Thomas Viana, consiste à occuper l’espace sonore pendant que les convives s’activent dans leurs assiettes, en couvrant de quelques accords de blues, les incontournables bruits de fourchettes, de bouches, ponctués de manifestations digestives plus ou moins contrôlées.

Le pâté en croûte servant d’entrée n’est plus qu’un souvenir, lorsque se pointe la louche et son potage Célestine. Grand-maman, première servie, attend poliment que sa descendance le soit également, avant de puiser dans le creux de son assiette tournée chez Villeroy, céramiques et poteries depuis 1748, le fumeux breuvage !

C’est à cet instant que la syncope arriva. On l’attendait de l’orchestre, mais elle est venue de la salle à manger.

En effet, l’aïeule s’écroule soudainement dans son assiette, le nez dans le potage, la main accrochée à sa cuillère, comme le milicien espagnol avec son fusil, immortalisé par la photo de Robert Kapa. Une syncope l’a frappée. L’émotion est générale. Le temps se fige. La famille se presse, les secours sont appelés. Le Trio, sur le point d’entamer « Quand il est mort le Poête », revoit sa stratégie et se replie sur « Adios Mariquita Linda » !

La soirée se poursuivra tout de même et en musique, en prenant soin de trouver le thème qui convient le mieux. Pas facile de distraire en pareille circonstance, de rester serein, respectueux, en particulier lorsque l’aspect cocasse de la situation prend le dessus et l’emporte sur l’émotion. Des torrents de larmes inondent alors le visage des musiciens, vaincus par un fou-rire imparable. C’est terrible.

Claude-Alain Kleiner qui, pour l’occasion, se substituait au contrebassiste titulaire indisponible ce soir-là, se souvient encore de cette syncope et des effets secondaires qu’elle a déclenchés.

 

 

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Culture - Politique - Loisirs (société)